Luc Dumoulinet (j’ai déformé son nom afin
qu’on ne puisse le reconnaître), Luc Dumoulinet donc, est un type joufflu et pince-sans-rire
qui a toujours le bon mot d’esprit ou le calembour qui fait sourire. Rapide
comme l’éclair quand vient le temps de vous envoyer la réplique, Luc est aussi
vif quand vient le temps de ferrer à la mouche. Ses réflexes sont aussi affûtés
que la pointe de ses nymphes et parfois on se demande si son imagination ne
déborde pas un peu comme une rivière au printemps.
Luc vient d’une famille de pêcheurs à la
mouche. À vrai dire, Luc ignore tout de la pêche au lancer léger ou lourd,
car il vient d’un milieu où il a appris à moucher avant de marcher. Le
lancer léger n’était pas boudé ni snobé dans cette famille. C’était plutôt un
mode de vie qui préconisait une approche silencieuse qui correspondait le plus
souvent aux petits plans d’eau environnants. Je n’irais pas jusqu’à parler
d’une dynastie de saumoniers, mais disons que Luc ne vient pas d’un milieu où
on pêchait la barbotte, si vous voyez ce que j’insinue. D’énormes coffrets de
pêche remplis des leurres de toutes sortes? Ne connais pas. Luc ne possède qu’un
assortiment assez volumineux de mouches et de nymphes, les accessoires de base
du moucheur et rien d’autre. Toute sa science repose sur son expérience à bien
moucher et à reconnaître l’insecte qui fera réagir le poisson au bon moment, à
la bonne place.
C’est ce même Luc qui me
racontait qu’il a pêché une truite (énnnoooorme bien sûr) à la mouche!
Jusque-là rien de bien impressionnant. Mais imaginez ma surprise quand il a
rajouté cette toute petite expression anodine :
« Euh… par la
queue… »
-oui oui, dit-il, par la queue, j’ai pêché une truite par la
queue en pêchant à la mouche, une chance sur un milliard que ça se produise!
Je ne savais pas trop s’il tentait de me faire une blague et
je demeurai incrédule.
-Voyons donc, c’est pas possible, avec un jig ou un spinner en
pêchant l’achigan, je ne dis pas, mais avec une mouche, ça ne se peut pas, lui
dis-je.
Il avait toujours suspendu au cou une
petite lime pour affûter la pointe de ses hameçons. C’est un des petits trucs de pêcheur
chevronné qui fait la différence. Combien d’hameçons ai-je pu émousser en
pêchant dans les roches ou en ferrant mal un doré? J’ai pris cette habitude qui
consiste à vérifier régulièrement la pointe de mes hameçons et depuis ce temps
mes ferrages sont beaucoup plus convaincants. Je frotte légèrement la pointe
sur l’ongle de mon pouce et si une ligne toute fine se creuse sur celui-ci,
c’est que la pointe jouera son rôle à la perfection. Une grafignure sur un
ongle est plus appropriée que de tenter de se piquer le bout du doigt, comme je
faisais auparavant. Ce n’est pas un test de diabète, c’est le poisson qu’il
faut piquer!
Toujours est-il que Luc pêchait avec une mouche bien affûtée
quand il projeta sa soie après quatre motions de va-et-vient. Il avait débobiné
30 mètres de soie et le vent du sud aidant, la mouche se dirigeait au-dessus
d’une petite fausse, peu profonde, mais où le courant de la rivière créait en
surface un petit remous, presque un ressac. La mouche allait faire un amerrissage
en douceur quand tout à coup, avant même qu’elle eût le temps d’effleurer la
surface, un superbe omble de fontaine se propulsant de toutes ses forces bondit
hors de l’eau et tenta d’aspirer l’insecte en plein vol. Dans son empressement,
la puissance d’éjection était trop forte.
Comme si le poisson avait mal évalué la distance entre elle et son repas
qui ne s’était pas encore posé sur l’eau.
La puissance des nageoires avait créé un mouvement tel que
la truite poursuivit sa course en tournant le dos à la surface de l’eau. Elle allait
faire un « flat » comme un baigneur du dimanche qui rate son
plongeon. Durant cette microseconde, le pêcheur venant de juger que son
offrande n’était pas à l’endroit propice décida de refaire un cinquième lancer
par une autre volée de soie. En retirant subitement la mouche de sa trajectoire
et par conséquent en changeant brusquement son plan de vol, celle-ci se
transforma en grappin et quand la truite, hors de contrôle, nageant dans le
vide, mue par la force d’attraction retomba, la queue toucha la mouche qui,
telle une abeille en colère, la piqua aussi tôt fermement. Avec le plat de la
main, Luc imitait le mouvement au ralenti du poisson qui surgit hors de l’eau
et avec toute sa verve raconta en détail tout ce qui se passa durant ce dixième
de seconde. Rien ne lui avait échappé!
« Fish-on »
cria Luc Dumoulinet, surpris par la résistance de sa canne à remonter la soie
flottante qui, en principe, aurait dû se retrouver derrière l’épaule du
moucheur.
L’omble livra un combat impitoyable et pour cause, avec
pratiquement toute la liberté de mouvement que venait de lui offrir le pêcheur,
celle-ci se débattait âprement, ne comprenant pas comment ses gigantesques
coups de queue la faisaient reculer graduellement.
« Tu essaieras ça, de mettre une truite dans une
épuisette par la tête quand elle est piquée par-derrière! » disait Luc,
afin d’illustrer à quel point le combat avait été quelque peu orthodoxe!
Connaissant les règlements de pêche, Luc relâcha sa prise
sans même l’avoir photographié.
Depuis cette aventure, ses amis lui fredonnent une nouvelle comptine :
« Ma p’tite truite a mal aux pattes, tirons-la par la
queue, elle ira bien mieux! »