Marcel
était bien calé au fond de sa berceuse. La chaise craquait de son vieux bois à
un rythme lent et régulier. L’homme était calme et sa bonhomie lui conférait un
air de vieux sage : son large front venait de se plisser, une idée ou un
moment du passé venait de surgir. Il allait se souvenir ou inventer à mesure...
Mais nous sentions que chaque argument serait soigneusement préparé, qu’il nous
faudrait plus d'une question dans notre contre-interrogatoire de cuisine pour
lui prouver que son histoire ne tenait pas debout. On nous avait avertis que Marcel
était un vieux loup de mer; mais il y avait quelque chose dans sa posture et
dans son regard qui nous dictait d’écouter et, surtout, de croire.
La pêche à
la traîne représente, pour un grand nombre de pêcheurs, une source de
problèmes. Usure prématurée du monofilament, entortillement des lignes,
difficulté de revenir à l’endroit choyé (si ce n'est de peindre un gros “ X ”
au fond de l'embarcation!) et plus encore : les éternels accrochages. Mais
pour Marcel qui privilégie ce type de pêche, les problèmes sont créés par
les « amateurs » eux-mêmes...
« J’avais
choisi le bon site, dit-il, l’eau était profonde sur une grande distance et
nous pouvions trôler sans jamais accrocher le fond. J’avais plaisir à contrôler
le moteur électrique silencieux. »
« Nous avions rapidement atteint (comme toujours) notre quota
de dorés, mais nous avions encore le goût de donner un autre p'tit coup de
ligne, histoire de voir si une grise ou une ouananiche pouvait côtoyer un banc
de dorés. J’ai installé sur mon lancer léger une cuillère ondulante Wobbler de
Mooselook, modèle de 3 7/8" de long, avec comme
hameçon un trépied assez imposant. Mon compagnon de pêche m'avait même dit que
j'exagérais un brin, vu que la grise n'était pas idiote au point de ne pas voir
un triple hameçon du genre. Mais ma curiosité l’a emporté et ma cuillère était
à l'eau. Prêt pour une traîne lucrative. « Ça pognera pas », m'avait
dit l'autre. Mais je ne m'en souciais pas, de toute façon, nous avions pris les
plus beaux dorés de la journée. »
« Puis,
soudain, ma canne donna un petit soubresaut. J’ai dû frôler quelques herbiers
sous-marins, pensais-je. Puis, ma canne donna tout de suite une autre petite
secousse, plus forte cette fois, et demeura plus courbée qu’à la normale. Va
falloir que j’accélère un peu la vitesse du moteur, me suis-je dit, si je suis
pour toujours m'accrocher de même... Là, c'en était trop, ma canne se courba
davantage à la suite d'une troisième secousse... J'arrête le moteur, ça y est,
j’en ai un, ou une, je sais pas, ça se débat drôlement, même que ça se débat bizarrement!
J’ai dû piquer le poisson par le ventre ou par la queue, parce que d’habitude
je suis capable de reconnaître l'espèce de poisson, juste à la façon dont il
lutte, mais là, je peux pas dire... Qu'est-ce que ça peut être? Ça doit faire
au moins six livres! Le fruit de la pêche ramené à portée de vue m'a permis
d'observer rapidement la marque distinctive que les dorés portent sur la queue.
Ah ben, un doré! Ai-je clamé. Mais, mais non, deux dorés, j’en croyais pas mes
yeux, deux... Non, plus je ramenais, mieux je voyais se qui se passait à la
surface de l’eau. Trois? Trois dorés accrochés à la même cuillère, je rêve, j’ai
jamais vu ça! Et pourtant, c'était vrai, de gros dorés s'étaient piqués tour à
tour à l’hameçon triple! En mettant la puise à l’eau, l'un d'eux (le plus
petit, par chance!) s'est décroché. J’ai remis les deux autres à l'eau, parce
que j'avais atteint ma limite. Faut dire que ce n’était pas des poissons
record, mais tout de même… Mais c'est vrai ce que je vous dis, trois d'un coup,
trois poissons d’un seul coup! Que voulez-vous, ce sont des choses qui
arrivent... »
Marcel
s'était un peu emporté en racontant son histoire. Il retrouva rapidement son
calme, continua de se bercer en nous regardant d'un œil sévère. Un lourd
silence envahit la cuisine.
Toutes les
têtes étaient tournées vers Marcel qui semblait voir son aventure défiler sur
un écran géant. Il hochait la tête à chaque fois que la berceuse le ramenait vers
l'avant et répéta :
« Oui,
trois d'un coup. »
Ce fut à
mon tour de lui dire : « Que voulez-vous, ce sont des choses qui
arrivent... »
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