Leur journée de pêche avait été parfaite. Pas d'encombre, pas de panne,
pas de crevaison, pas trop de soleil, pas trop de vagues, pas trop de
moustiques... C’est ça qu’ils appelaient une
journée parfaite. Bien sûr, avec tous les « pas » et
« pas trop » que les pêcheurs avaient énumérés en faisant le bilan de
leur journée, on aurait pu s'attendre à ce qu'une personne lâche le coup
d'envoi : « pas trop de poissons! »... Mais tel ne fut pas le cas.
Du poisson, par chance, il y en avait et, d'ailleurs, n'oublions pas une chose
: sans poisson, il n'y a tout simplement pasde conclusion ou de bilan de la journée. Non, quand il n'y a pas de poissons au rendez-vous, il y a place aux excuses, mais cela est une autre histoire...
Comme entrée, filets de truite sauvage au bouquet de bière et, comme
plat principal, vol-au-vent à la provençale ou quelque chose du genre...
« Pour ce faire, dit Gaston, je n'ai besoin que de quatre belles truites
comme celles-là. »
Et il décrocha les mouchetées de la chaîne à poissons et, pour ne pas
se salir les mains davantage, très snob, mais très très snob, il déposa les
truites sur la table à pique-nique. Ne
sachant que faire du reste de la chaîne où étaient encore retenues deux
magnifiques truites arc-en-ciel de cinq livres, il décida, comme si cela était
tout à fait normal, d'accrocher à une branche la chaîne à poissons qui
maintenant l’embarrassait.
— Bon, j'ai les truites pour l'entrée, lança-t-il. Avec vous, j’ai bien fait de ne prévoir qu’une
entrée de poisson pour le repas, parce qu'on ne peut pas dire que vous avez été
de grands pêcheurs jusqu'à présent!...
— Eh! Gaston, répliqua l'oncle Albert en riant, tu nous prends pour
qui? T'as pas remarqué les deux truites de cinq livres... Ha! ben non, tu peux
pas les avoir remarquées, vu que t'as rien pêché de la journée...
— Les meilleures, ce sont les plus petites! répondit Gaston.
Tu les prépareras toi-même ces deux-là, moi j'ai ce qu'il faut pour la
bouffe... Garde-les pour demain... À moins que t'aimes mieux le pâté chinois...
— Té pas comique...
— Bon, venez faire votre tour dans la roulotte, au moins on sera assis
confortablement, parce que ça commence à être frais ici, et puis ça fait deux
fois que je me fais piquer... allez, je vous paie la tournée!
— Là tu parles comme un grand chef! lui concéda l'oncle Albert.
Tous bien installés, les pêcheurs appréciaient le
confort des coussins de la roulotte. Cela changeait des bancs d'aluminium, un
peu durs pour le postérieur après huit heures de pêche. Les pêcheurs buvaient,
riaient et se moquaient gentiment de Gaston qui avait enfilé tablier et toque
de circonstance.
Déjà une heure s'était écoulée quand l'oncle Albert décida d'aller
« faire pleurer Marguerite ». Il faisait à peine sombre et le ciel
s'annonçait étoilé.
— Oncle Albert, vu que tu sors pisser, arrange donc les truites avant
qu'on les oublie, demanda Gaston.
— Bonne idée, dit l'oncle Albert, un peu plus et je les oubliais ces
belles truites-là.
Quelques secondes s’écoulèrent.
— Ostie, les truites! Lâcha l'oncle Albert avec force.
Dans la roulotte, les pêcheurs se regardèrent puis, dans un même élan,
voulurent tous sortir en même temps par l'étroite porte.
— Qu'est-ce qu'il y a? demanda Gaston.
— Ostie, les truites! répéta l'oncle Albert.
— Pourquoi t'as pissé dans tes culottes, l'oncle Albert? Demanda Gaston.
— Parce que j'ai été obligé de couper mon envie en deux!
Pis que j'ai manqué de visou quand j’ai levé la tête, espèce de gnochon!
R'garde là! R'garde là!
— Où ça?
— Dans l'arbre!
— Ben ça parle au maudit!
— C'est d'ta faute, Gaston, si t'es avais pas accrochées là, on se
serait pas fait manger nos plus belles truites! Ostie d'Gaston!
— Qui a bien pu faire ça? demanda Gaston.
— Juste comme je levais la tête en direction de l'arbre, j'ai entendu
du bruit. C'était un gros raton laveur qui s'enfuyait.
Pendues à l'arbre, et toujours accrochées à leur chaîne, les truites
faisaient piètre figure. Pour les deux spécimens, il ne restait que la tête,
tout le système osseux et... la queue. Deux
squelettes pendaient à l'arbre, minutieusement découpés et dégustés par
l'animal qui n'avait pas brisé un seul os, qui n'avait pas touché à une seule
arête!
L'oncle Albert en avait encore long à dire et cela allait sortir sous
forme d'engueulade... Mais Gaston cria :
— Ça sent le fond de poêle qui colle! Mes truites!
Il se dirigea à toute vitesse dans la roulotte pour constater que ouf!
les truites étaient sauvées. Un peu plus, et toutes les truites de la journée y
passaient.
Puis, l'oncle Albert se ravisa, trouva prétexte aux yeux des autres
pêcheurs pour rigoler et tirer profit de l'aventure et avoua à Gaston qu'il
était bien heureux de manger de la truite,
ne serait-ce qu'en entrée, car lui non plus n'avait pas tellement apprécié...
son propre pâté chinois...