Sauve qui peut!
La matinée était grise et triste. Pas un rayon de soleil à l'horizon et l'épais brouillard qui pesait lourd sur la colline tardait à se dissiper. Au-dessus du lac, on aurait juré qu'une toile d'araignée retenait dans ses fils des nuages si sombres et si denses que l’orage n'annonçait rien de bon pour la pêche.
Gilbert et André avaient déjà mouillé leur ligne. Ils s'étaient dissimulés
dans les buissons, attendant qu'une petite truite vienne agiter une mouche
sèche. Mais il y avait quelque chose d'anormal : le frisson de la veille
ne les avait toujours pas quittés. Ils avaient passé leur soirée en compagnie
de plusieurs amis, à parler de morts, de revenants, de fantômes, de vampires et
de soucoupes volantes. La nuit fut courte et le sommeil fragile. Tous ensemble,
ils avaient réussi à se donner la frousse. Chacun de son côté revivait ces
émissions de chasseurs de fantômes avec des images en noir et blanc. Chacun de
son côté revivait ces émissions où des spécialistes des objets volants non
identifiés nous montrent de superbes photos de soucoupes provenant de la
planète Mars…
Sans prononcer un mot, les deux pêcheurs restaient immobiles, l'un
assis, l'autre accroupi, les yeux braqués sur le lac. Le froid, l'humidité et
les souvenirs de la veille avaient de quoi les faire frissonner.
Tout à coup, un large rayon lumineux traversa le ciel, fit une raie
dans les nuages et échoua sur la colline, tout près des pêcheurs. Le vacarme
provoqué par la lumière qui filait à basse altitude avait inquiété les
pêcheurs. Était-ce un appareil supersonique? Un éclair phénoménal? Un mort
vivant qui revient de l’au-delà? La réponse n'allait pas tarder.
Car cela bougeait dans la forêt. Et la chose bougeait même en direction
des pêcheurs. Il ne ventait pas, et pourtant des branchages et des rameaux s’agitaient.
Quelques sons incongrus étaient aussi perçus des pêcheurs.
Gilbert commençait à s'affoler. Cette lumière intense, ce fracas, et la
brume qui n'aidait en rien, tout cela était-il un simple événement naturel et
cohérent? Les deux pêcheurs échangèrent un regard dont la signification était
claire : puisque de toute façon le poisson ne mord pas, pourquoi n'irions-nous
pas déjeuner?... et tout de suite!
Mais, trop tard. Un être étrange observait déjà le moindre mouvement
des deux hommes. C'est André qui, plus sensible, avait «flairé» quelque chose.
Son regard s’était immédiatement orienté en direction de la forêt où il put
voir une forme vivante écarter les branches et les feuilles et regarder dans sa
direction. Gilbert, affolé, avait déjà abandonné sa canne à pêche, mais la peur
lui rivait les jambes au sol.
L'être étrange s’avança. On put alors distinguer que sa poitrine était
d'un vert grenouille, qu'il avait une petite tête jaune ou quelque chose du genre,
et qu’il faisait osciller une antenne de gauche à droite, comme pour mieux se
diriger. Il ne faisait pas un mètre de haut et semblait malhabile à se mouvoir en
forêt.
C'en fut trop! Gilbert se sauva à toutes jambes, abandonna son
équipement, piqua au travers des buissons, sans emprunter le sentier et se
retrouva, essoufflé, épuisé, blanc comme un drap, devant sa conjointe qui
faisait une petite marche matinale sur la route pavée.
— Écoute, dit-il à moitié mort, y a un extraterrestre qui... y a une
chose verte et jaune, avec une antenne, et puis ça bouge, et puis c'est un
extraterrestre qui... ou un loup-garou... enfin je sais pus...Reste pas là,
c’est dangereux!
Inquiète, la conjointe tenta de le calmer, car elle ne comprenait pas
grand-chose à tous ces éclats. Elle lui demanda ce qu'il advenait aussi de son
frère qu'il avait abandonné.
Gilbert n'eut pas le temps de répondre. Il tremblait comme une feuille
et sa voix s’était aiguisée.
— Vite, sauve-toi, c'est une espèce de grosse bibitte, au secours!...
Par chance, on pouvait entendre André qui arrivait au bout du sentier,
transportant l'attirail de pêche des deux hommes et accompagné... d'un jeune
gamin, imperméable vert, bonnet jaune et canne à pêche à la main! C'était le
petit Pierre des voisins qui avait eu la permission de rejoindre nos deux
braves.
La foudre l'avait un peu ébranlé étant donné qu’elle était tombée près
de lui, mais petit Pierre se portait très bien.
Gilbert s'est longtemps senti le dindon de la farce quand André se mettait
à raconter l'histoire des extraterrestres! Et quand sa compagne s'amuse
aujourd'hui à décrire l'état de panique du pauvre Gilbert, la moquerie et le
rire sont au rendez-vous!