Crédit image: https://pixabay.com/
|
totale devant le fait accompli. Cela pourrait représenter une description
rapide du sentiment de frustration dont la psychologie en ferait un sujet
d'analyse inépuisable. Mais il y a pire : je l'appelle le double sentiment de frustration.
C'est une émotion à caractère quasi exponentiel, une frustration multipliée.
Imaginez : vous venez de rater le poisson de votre vie (première frustration)
et pour comble, personne ne vous croira! (deuxième frustration)... Un joueur de
hockey qui rate sa cible peut se reprendre l'instant d'après. Le gardien
de but ne s'envolera pas!
Il en va tout autrement du poisson qui surgit, on ne sait d'où et qui
vous crache votre leurre
en plein visage pour aussitôt disparaître dans le néant! Marc et
Roland, deux inséparables pêcheurs, en ont vu de toutes les couleurs dans la
réserve faunique Rouge-Matawin.
La capture d'un petit brochet de huit livres les avait incités à poursuivre
leur activité dans une zone halieutique très précise. Un arbre mort et tombé à l'eau servait de
repère. Leur embarcation restait immobile, et ce, même sans ancrage. À peine
suivait-elle tout doucement le cours de l’eau lorsqu'une brise apportait un peu
de fraîcheur. Ils pêchaient debout et tour à tour une grosse Daredevle et un
Rapala fendaient l'air. Ainsi installés, les deux
compagnons pouvaient facilement observer le fond marin, car à cet endroit l'eau
est claire et peu profonde. Ils pouvaient aussi admirer leur brochet qui
nageait entre deux eaux, relié par un câble de nylon.
Marc et Roland avaient pris l'habitude d'observer et surtout d'admirer
leurs captures de cette façon, et durant quelques minutes, avant de les placer
dans la glacière. Et ils regardaient justement cette beauté de la nature,
lançant leur ligne ici et là sans conviction, lorsqu'ils eurent une apparition.
Un brochet d’au moins 40 livres était là, immobile et majestueux, juste
derrière la capture. Un peu plus et Roland allait se demander s’il n'était pas préférable
d'utiliser un brochet de huit livres comme appât! Du moins, c'est ce que la
scène semblait inspirer tellement la taille de ce requin était disproportionnée
par rapport à la petitesse du poisson de huit livres.
Les deux pêcheurs se comprenaient même si aucun mot n'était prononcé.
Ils sentaient leur cœur battre au rythme d'un solo de batterie et prenaient
plaisir à croire qu'ils contrôlaient leur émotion. Marc laissa tomber sa cuillère
ondulante à quelques pas du monstre. On entendit un gros bouillon. La torpille
venait de se jeter, gueule ouverte, sur le leurre. Marc donna un bon coup dans
le but de ferrer et puis, plus rien... La puissante mâchoire du brochet avait
sectionné le bas de ligne en acier que le fabricant éprouvait jusqu'à 30 livres
de résistance.
Les deux hommes n'en revenaient pas. Comment un fil d’acier si mince et
si résistant pouvait-il être coupé si facilement? Même avec une bonne paire de
pinces, il fallait s'y prendre à deux et même à trois reprises pour réussir à
casser un tel câble. Roland était déçu. Pour lui, cela signifiait une autre aventure
qui se terminait en queue de poisson, un grand moment d’exaltation et puis rien
d’autre à raconter que l’indescriptible angoisse du moment. Mais Marc ne se
laissait pas décourager pour autant. Rapidement, il lança dans la flotte un hameçon
simple muni d'un gros ver avec sa deuxième canne qu'il utilisait justement en
période de panique.
— Pas le temps de refaire des nœuds et de réinstaller tout l'attirail,
disait-il, c'est pour ça que j’ai toujours une autre ligne toute prête.
— Un simple plomb et un gros ver? demanda Roland. Non mais tu penses
que le brochet va y croire?
— J'en sais rien, dit Marc. J'veux pas le brochet, j'veux pêcher une
perchaude!
— Ça va pas, non?
— D'abord, dit Marc, si mon bas de ligne a été coupé en deux, c'est
parce que mon leurre a passé! Il n'est plus dans sa gueule, ni dans le fond de
sa gorge. Donc, la cuillère est peut-être dans son estomac. Au coup qu'il a
donné et à la longueur du bas de ligne que j'avais (et du peu qui me reste) ma Daredevle
devrait être dans le fond de son ventre.
— Y va passer un mauvais quart d'heure!
— Penses-tu? dit Marc. Tu te souviens du requin qu'on a pêché en Caroline
du Nord? Il avait une plaque d`immatriculation dans le ventre!
— Y va passer un mauvais quart d'heure quand même! Dit Roland. Pour
moi, il n'est pas prêt de revenir dans le coin.
— S'il revient, je dis bien s'il revient, y va se méfier de nos leurres.
C’est pour ça que je veux le piéger avec une perchaude.
Au même instant, Marc ramenait une perchaude de bonne taille. Il lui
accrocha un trépied sur le dos et la laissa redescendre dans l'eau, juste au
ras de l'embarcation.
— T'as pas le droit de faire ça, lança Roland. Y a des lacs où les
ménés et les poissons-appâts sont interdits...
— M'en câlisse ben! répliqua Marc. Penses-tu que je vais rater une
occasion de même?
— Tant qu’à ça, t'as peut-être raison, marmonna Roland qui effectuait
quelques lancers avec son énorme Rapala.
— On va l'avoir, on va l’avoir, répéta Marc. Y faut être positifs!
Quinze minutes plus tard, le monstre réapparaissait. Cette fois,
c'était au tour de Roland de vivre une excitation sans limites. Il suivait le
leurre de Roland, sans y croire, nageant au ralenti. Roland accéléra le rythme
de nage de son leurre, le brochet en fit autant. Les pêcheurs voyaient
maintenant le poisson ouvrir la gueule et saisir le Rapala juste du bout des lèvres,
comme s'il ne voulait croquer que la queue du poisson artificiel. Au même
instant, Roland donna un grand coup pour piquer la bête, mais son leurre sortit
de l'eau et l'effet de ressort le ramena dans l'embarcation. Et comme toujours
quand ça va mal, le Rapala s'était échoué dans les mailles de l’épuisette.
— Niaiseux, t'as tiré trop fort, lança Marc.
— Ostie d'câlisse, répliqua Roland.
Sans laisser de répit, le monstre était encore visible et se dirigeait
vers la perchaude qui nageait sans cesse sur place et qui ne semblait pas
trouver la situation très drôle. La bête donna
un coup de queue, ce qui brouilla l'eau. La bobine de fil commençait à
se dérouler, car Marc laissait son moulinet à la plus faible pression, histoire
de laisser au poisson le plus de
mou possible. Après un bon moment, Marc accentua davantage la pression,
ce qui eut pour effet de freiner l’élan de la bête et de courber la canne. Le
brochet se sentait à nouveau piégé.
Le monstre exerça une course effrénée, tantôt vers le large, tantôt
vers la rive, ce qui était plus inquiétant, car il ne fallait surtout pas qu’il
lui vienne à l'idée d'aller s'entortiller autour des souches qui jonchaient le
fond de l'eau, ou encore autour de
l'arbre tombé à l'eau et qui était à proximité des pêcheurs.
Marc tenait bon. Le brochet aussi. La partie était-elle gagnée? Il y
avait bon espoir.
— Coupe! Coupe! cria Marc, tout énervé. Laisse faire ton Rapala, coupe
ta corde, occupe-toi plus de démêler les hameçons pris dans les mailles, on va
peut-être avoir besoin de la puise plus vite qu'on pense!
Roland s'exécuta. En deux temps trois mouvements, il tenait fermement
l'épuisette, mais se doutait bien que le brochet allait livrer un violent
combat et que Marc ne serait pas prêt
à ramener le poisson contre l'embarcation avant une bonne demi-heure.
— Les nerfs! lança calmement Roland. On va l'avoir, prends ton temps,
yé ben accroché...
— Y monte, y monte, s'écria Marc.
Effectivement, le brochet s'était élancé vers la surface avec force et
avait surgi de l'eau comme une fusée qui s'arrache du sol, lentement, presque au
ralenti. Son corps donnait d’immenses
secousses, se courbait et se pliait avec fougue; il fouettait l'air
avec puissance et, malgré l'écume créée par le bouillon d'eau, on distinguait
nettement dans sa gueule, la tête de la perchaude qui pendait, à moitié
sectionnée. La bête se laissa retomber de tout son long, presque sur le dos,
troublant à nouveau la quiétude qui régnait à la surface de l'eau.
— T’as vu, dit Marc, je l'ai piqué dans la bouche!
— Lâche pas, répliqua Roland, maintiens la bonne pression!
Et, comme les pêcheurs appréhendaient, le brochet fonçait vers l'arbre
dont la cime était couchée au fond de l'eau. Plus vite que la main qui actionne
le moulinet, le monstre avait réussi à entremêler le fil autour d’une branche ou
d'une souche. Résultat, il réussit à s'enfuir et à se faire remplacer par un
arbre qui donna beaucoup de fil à retordre au pêcheur. Non seulement Marc
venait de rater sa deuxième chance, mais il était incapable de se dégager de
cette impasse sans couper son monofilament.
— Maudite marde! Lâcha Marc. T’as
vu, il est plus intelligent que nous deux. J'aurais dû le wincher.
— Le quoi? demanda Roland.
— Oui, le wincher, le ramener très vite, sans poser de questions, avec
force, comme un winch sur le devant d'un quatre roues motrices. Le remorquer,
quoi!
— Tu l'aurais perdu de toute façon, y tirait beaucoup trop, répliqua
Roland en train de monter un nouvel attirail à sa canne.
— Dire qu'il y en a qui prétendent que les poissons ne sont pas
intelligents...
— En tout cas, celui-là est plus brillant que mon boss, lança Roland
avec humour.
Les deux pêcheurs avaient besoin de se dérider, histoire de faire
descendre un peu de stress.
— Ah j’oubliais, dit Marc. Tu lui as fait croire que tu étais cloué au
lit ce matin, il te croira, tu penses?
— Bien sûr, y mord à n'importe quoi!
Changeant de sujet, Marc précisa à son compagnon qu'il serait
préférable d'exciter le brochet avec de nouveaux leurres, histoire de le rendre
plus agressif, si jamais il osait revenir.
— Non, trancha Roland. Je garde mon Rapala, il a mordu une fois, y va
mordre une deuxième fois. Peu importe les théories, j’ai confiance en mon
porte-bonheur.
— C'est comme ça que tu reviens toujours bredouille, dit Marc.
Après quelques blagues, les deux hommes se remirent à l'ouvrage. Roland
avec son Rapala, Marc avec une MuskyKiller. Toute leur pêche n'était maintenant
qu'orientée en fonction du requin d’eau douce, espérant qu'il ne souffrait pas trop
d'ulcères d'estomac et qu'il allait surgir à nouveau. Et c'est ce qui se
produisit. Le monstre suivait à nouveau le leurre de Roland. Cette fois, il
ouvrit la gueule et croqua la proie de toutes ses forces. Roland tenta alors de
ferrer délicatement, mais les mâchoires d'un brochet de cette taille sont d'une
dureté extraordinaire. Aucun émerillon ne réussit à traverser la couche de
dents et de cartilage et, douloureuse frustration, Roland ne put parvenir à
accrocher son poisson.
— Merde! s'écria Roland, y a pas moyen d'en venir à bout.
— On dirait qu'il se prête à ce petit manège juste pour nous narguer,
juste pour que je sois à bout de nerfs! Pis y se sauve même pas, regarde, y
reste là, sans bouger!
Les deux pêcheurs tentèrent de toutes les manières de faire réagir le
monstre. Marc changeait de leurre à tous les trois lancers et Roland,
inlassablement, frôlait son poisson artificiel contre la gueule du géant sans
que celui-ci n'en soit dérangé pour autant. Marc éprouvait de plus en plus de
difficulté quand venait le temps de choisir et de nouer un nouveau leurre. Ses doigts
tremblaient et, dans sa hâte, il se piquait en lâchant d'énormes jurons.
Puis, comme lassé de se foutre de la gueule des pêcheurs, le requin
fonça à nouveau vers le Rapala. Encore une fois, il troubla l’eau et donna
espoirs et palpitations à Roland. La ligne se plia en deux, mais le pêcheur
n'eut même pas le temps de réagir. La canne à pêche flexible redevint droite
comme une tige de fer. Le monstre avait senti la pointe d'un hameçon et avait
réussi facilement à cracher sa proie. Ce fut la fin. Plus jamais les pêcheurs
ne revirent ce superbe phénomène de la nature. En tout, cinq chances ratées et
un après-midi complet à ne penser qu'a
cette capture avec le résultat que l'on connaît.
— Jamais on ne me croira, marmonna Marc. Ça s’peut pas manquer son coup comme ça. Tu
peux pas savoir ce que je ressens...
— Et comment! dit Roland. On plie bagage. On a presque rien pris et
puis on s'est énervés tout l’après-midi pour rien.
— Maudit que c'est frustrant, il était juste là et on a même pas été
capables...
— Moi je la raconterai pas cette histoire-là, on ne me croira jamais.
— Ouais, y vont dire qu'on a de l’imagination! Avez-vous pris quelque
chose? dit Roland d’un ton ironique. Il se répondit à lui-même : oui, on est
allés s'énerver alors qu'on venait pour se relaxer!
En effet, pas grand monde ne croyait à leur aventure. Mais quand ils se
réunissaient et qu'il se trouvait des sceptiques parmi eux, ils possédaient
cette petite connivence : eux, au moins, avaient chacun leur témoin. Et chacun
racontait presque la même histoire...
Daniel Lefaivre <°))))><
Aucun commentaire:
Publier un commentaire