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Il y avait fête dans la salle de l'auberge. Des hommes et des femmes
dansaient, chantaient et se racontaient des histoires vraies, des histoires
vraies que j'te dis! Tout comme l'histoire connue du fanal et du pêcheur. C'est
le gars qui raconte avoir pêché un poisson grand comme ça! Et l'autre de
répondre qu'il avait pêché un fanal allumé! Ça s'peut pas, voyons, avait dit le
gars. Alors, rapetisse ton poisson, avait répondu l'autre, et je vais éteindre
mon fanal...
Après une soirée haute en couleur et fort épuisante, compte tenu de
l'heure où les pêcheurs se sont endormis (et presque sur place), la matinée,
elle, n’annonçait que bâillements. Les hommes se préparaient lentement, se
traînaient les pieds et se relayaient constamment pour aller au petit coin
extérieur.
— Dépêche-toi, Bourlet, j'en peux pus... lança Yvon.
— Ben, fais dans le bois si té si pressé...
— Qu'est-ce que tu penses que j'vais faire?
— T'as juste à continuer à faire dans tes culottes, comme hier soir,
rétorqua Bourlet, accroupi sur le Y d'un arbre tombé. T'étais tellement soûl
que t'avais pas la force de te lever...
Bourlet avait accroché le rouleau de papier hygiénique à une petite
branche, avait pris tout son temps et revenait par le petit sentier. La toilette
de fortune n'était pas très confortable ni très privée, mais quand nature
oblige...
Sur son passage, il rencontra Yvon.
— Tu peux y aller, j’ai terminé. J'ai mis du pouche-pouche senteur de fougères des bois pour ton petit nez fin,
dit Bourlet en blaguant.
Quand Yvon arriva au tronc d'arbre qui servait de siège, on l'entendit
crier :
— Bourlet, té un gros cochon, t’aurais pu tirer la chaîne!
Toujours que les pêcheurs, au bout de leurs efforts, réussirent à
prendre le large dans l'espoir de croiser le fer.
— Ça mordra pas aujourd'hui, déclara Alfred.
— Pourquoi donc? demanda Bourlet, en train d'enfiler un énorme muffin.
— Parce qu'on est trop fatigués...
— C'est ça, répondit Bourlet la bouche pleine, y sent ça le poisson,
lui, qu'on a pris un coup toute la nuit pis qu'on n’était pas sur le lac
nécessairement à quatre heures du matin...
— C'est pas la question, épais! lâcha Alfred. Y a une seule ligne à
l'eau, pis c'est la mienne! On a moins de chance...
— T'inquiète pas, j'vais finir ma collation, vu que personne a fait le
déjeuner, pis après on verra bien.
— Et Yvon, lui? dit Alfred en le pointant du doigt.
— Laisse-le dormir, tant qu’y ronfle pas, y a pas de mal, c'est beau de
le voir, y s'fait bercer sur l'eau comme un poupon dans un berceau...
— Y a pas à dire, vous êtes des vrais pêcheurs! lâcha Alfred, indigné.
— Faut pas s’énerver, y en a qui atteignent leur quota en une demi-heure
alors...
— Ouais, fit Alfred, dans les films! T'en as déjà vu toi des gens
qui?...
— Ben oui...
— Non, mon pote, t'as entendu dire! Des quotas dans le temps de le
dire, c'est des histoires de pêche...
— T'énerve pas pour cha!
poursuivit Bourlet toujours la bouche pleine. Laiche faire ton poichon artifichiel. Ichi chest avec une
ondulante chromée que cha va pogner.
— T'es sûr de ça? On aurait dû venir avec un guide.
— Pis où on l'aurait mis ton guide? Tu trouves pas qu'on est déjà assez
tassés de même?
— Faut dire que t'en prends d'la place, le gros, répliqua Alfred en
riant.
— Un guide ferait pas mieux! Je connais la place comme le fond de ma
poche, t’as pas à t'en faire pour le poisson. Là, tu pêches dans mon spot
préféré. Y a des monstres ici, t'as besoin de pas pogner les nerfs quand y en
aura un qui va venir te dire bonjour...
Alfred, plus par superstition, changea son leurre pour une grosse
ondulante qu'il installa sur sa canne des grands jours : huit pieds de
ligne, action dure, moulinet à lancer lourd, monofilament de 30 livres tests.
Ça va chauffer, se dit-il. Il releva l’ancre et laissa l'embarcation dériver
tout doucement.
La pêche à la dérive fascinait Alfred depuis toujours. Il était convaincu
qu’un leurre qui se dandinait et virevoltait à la même vitesse que le courant
représentait une proie plus naturelle. Et il n'avait pas tort.
Au bout d'une heure de dérive infructueuse et par un calme plat, une
brusque secousse fit tressauter l'embarcation. Le choc fut tellement grand qu’Yvon
se réveilla en sursaut.
— Que çé ça? cria-t-il, le souffle coupé. Est-ce que je rêve?
— Ça doit être encore une pitoune, répondit Bourlet effrayé.
— Tu penses rien qu'à ça, toi, lâcha Alfred qui avait du mal à contenir
un tremblement.
— Ouais, une pitoune, un tronc d’arbre je veux dire! Allégua Bourlet.
— Arrêtez, les gars, insista Alfred sérieux comme un pape. Arrêtez,
silence!
Alfred étendit le bras et pointa du doigt le plan d'eau. Il eut du mal
à ouvrir la bouche.
— Là, juste là!... soupira-t-il.
En avant de l’embarcation se profilait un énorme sillon qui filait à
vive allure. Cela ressemblait à une onde de choc laissée par le passage d’un
sous-marin qui voyage à grande vitesse tout
près de la surface.
— Es-tu sûr qu'on est dans le bon lac? demanda Yvon peu rassuré. On
fait peut-être des essais de sous-marins nucléaires dans le coin?
Mais les deux autres pêcheurs étaient plus préoccupés par cette
mystérieuse présence qu'à écouter les questions sottes d’Yvon.
— Regarde la traîne que ça laisse à la surface! dit Alfred, fasciné.
— C'est un requin! C'est un requin! lâcha Bourlet.
— Ben sûr, un requin en eau douce, répliqua Yvon.
Sans plus tarder, la silhouette mystérieuse se dirigeait à nouveau droit
sur l'embarcation. Les pêcheurs eurent à peine le temps de s'y préparer et de
se tenir solidement. Le coup porté
eut l'effet d'une puissante vague accompagnée d'un horrible effet de
résonance. Tous eurent la même idée en même temps :
« Une chance qu'on a une chaloupe en aluminium; en bois, on serait au
fond de l'eau à l’heure qu'il est »...
Bourlet reprit ses esprits le premier.
— Lance ta ligne, dit-il à Alfred, lance ta ligne, on va ben voir ce
que c'est!
— C'est un monstre, j'en suis sûr, lâcha Alfred en s'exécutant.
— Un monstre qui est pas heureux de nous savoir dans le coin, marmonna
Yvon. Pourquoi on s'en va pas?
— T'as la chienne à c't'heure, hein? dit Bourlet.
Alfred se concentrait sur l'énorme poisson. Si le monstre avait pris l’embarcation
pour une proie, sa cuillère chromée allait peut-être l'intéresser... Enfin...
on se comprend...
— Tant qu'à faire, aussi bien le pêcher avec l'ancre, vu qu'y a une
chaîne qui la retient! avait dit Yvon avec humour.
— Hop! avait crié Alfred en ferrant de toutes ses forces, je l'ai,
cria-t-il. Pis j'l’ai vu, c'est un super... c'est un super... non je l'ai pas
vu, enfin j’suis pas sûr, mais c'est gros en sacrament!
La bataille était bien amorcée. Le poisson-trophée n'allait pas se
laisser faire facilement. Bourlet se pencha pour prendre un peu d’eau, ce qui
eut pour effet de faire tanguer le bateau de
façon imprudente. Bourlet déversa un peu d'eau sur le moulinet à grand
tambour qui, à force de se dévider à vitesse folle, faillit prendre en feu.
— Encore de l’eau sur mon moulinet, gueula Alfred, encore de l’eau, ça
« boucane »! Ma corde se déroule trop vite...
— Applique les freins plus fort que ça, cria Yvon, tu vas le perdre!
Alfred rajouta un peu de pression, manqua de se brûler les doigts à cause
de la température élevée du moulinet. Le monofilament était en train de
fissurer l’anneau de porcelaine situé au bout de la ligne.
Puis, au-delà des 200 verges de fil, les pêcheurs ont vu le magnifique
trophée bondir hors de l'eau comme un dauphin qui s'amuse et qui se moque de la
situation. Ce fut pour eux un
spectacle inoubliable.
Alfred n'était pas vraiment triste. Il savait qu'il n'avait aucune
chance devant un tel prédateur et contemplait avec stupéfaction son moulinet
vide. C'était une preuve irréfutable.
D'ailleurs, le petit anneau de porcelaine de sa canne, presque fendu,
faisait partie des éléments qui constituaient la preuve. Et il avait deux
témoins par-dessus le marché!
On entendit quelques WOW!, quelques « Pousse, mais pousse
égal! », mais Alfred ne se laissait pas intimider.
— Viens voir ma canne, disait-il, et puis demande aux autres... et puis
viens voir ma chaloupe; est bossée à deux places!...
C’est exactement ce qui se racontait depuis plus d'une semaine à
l'auberge...
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